Le livre dessiné est fidèle aux idées développées par George Orwell mais il nous préserve des redondances et va à l’essentiel. Ce n’est donc pas un roman bis indigeste de 300 pages, ou une copie de l’œuvre originale du journaliste britannique, c’est bien plus que cela.
C’est avec une ambition respectable que Jean–Christophe Derrien a bouclé ce projet il y a un an déjà. Il a aimé ce livre qu’il a digéré et c’est avec intelligence et un indéniable savoir-faire qu’il restitue un texte inquiétant et dur.
Le scénariste a fait le choix de privilégier l’ambiance brute d’une dystopie qui heurte forcément. Sa version n’est pas aimable, elle est perturbante.
C’est l’histoire d’un monde dans lequel un régime totalitaire sévit après une guerre nucléaire entre l’est et l’ouest. 30 années après ce conflit, la liberté d’expression n’existe plus, la surveillance massive est la norme et partout on sait que « Big brother is watching you ». Winston Smith est un personnage écrasé qui sait dès le départ que la moindre erreur le conduira à la mort. On pressent immédiatement l’issue fatale et pourtant on prend plaisir à suivre cette relation amoureuse entre deux êtres qui évoluent dans une société terrifiante et qui s’offrent une parenthèse désespérée et un acte de résistance bouleversant.
Le scénariste a su extraire les idées principales, choisir des mots forts. Il décrit une vie à genoux, sans espoir à l’intérieur d’une capitale anglaise dévastée. Il aborde parfaitement un système qui ruine l’individu, le déshumanise et lui ôte toute capacité de penser. Il traite de l’embrigadement, de la propagande, de la réécriture du passé, de la suppression du lexique mais il le fait sans lourdeur échappant à la tentation de magnifier l’horreur.
Il offre au lecteur le champ libre pour poursuivre la réflexion et apprivoiser cette incontournable référence de la littérature d’anticipation dont on a du mal à mesurer l’ influence gigantesque sur la pop culture qui nous environne (Radiohead, Bowie, the Clash, Muse, Matrix, Corben, V pour Vendetta, La Servante écarlate et tant de jeux vidéo)
De son côté, le dessinateur Rémi Torregrossa surprend en démontrant de fortes aptitudes pour illustrer des histoires sombres et glauques. Son découpage scientifique et froid composé de formes géométriques austères, son choix d’un noir et blanc dérangeant et de quelques touches de couleur posées subtilement pour exprimer l’émotion sont autant d’effets qui suscitent un climat oppressant et malaisant. Sa représentation des personnages est pour une fois cohérente et crédible. Son Winston Smith est cabossé, usé et sa Julia (inspirée d’une fameuse actrice) magnétique.
1984 D’après l’œuvre de George Orwell est un one shot puissant et captivant qui vous aidera à apprécier le génie d’un essayiste en avance sur son temps mais aussi à reconsidérer tout ce que nous avons cédé aux technologies et surtout à apprécier et défendre les libertés individuelles et collectives qu’il nous reste.
C’est une interprétation inspirée qui ne s’adresse pas aux fans de l’écrivain mais aux bédéphiles qui devraient être nombreux à apprécier sa narration épurée mais efficace et son traitement graphique saisissant. Comme le bouquin, il nous prend aux tripes, nous retourne le cœur et nous hante longtemps.